vendredi 1 mars 2013

POUM !


Naoun

Je suis le diable. Le diable. Personne n'en doit douter. IL n'y a qu'à me voir, d’ailleurs. Regardez-moi, si vous l'osez ! Noir, d’un noir roussi par les feux de la géhenne. Les yeux vert-poison, veinés de brun, comme la fleur de la jusquiame. J’ai des cornes de poils blancs, raides, qui fusent hors de mes oreilles, et des griffes, des griffes, des griffes. Combien de griffes ? Je ne sais pas. Cent mille, peut-être. J’ai une queue plantée de travers, maigre, mobile, impérieuse, expressive - pour tout dire, diabolique.
Je suis le diable, et non pas un simple chat. Je ne grandis pas. L’écureuil, dans sa cage ronde, est plus gros que moi. JE mange comme quatre, comme six- JE n'engraisse pas.
J'ai surgi, en mai, de la lande fleurie d'œillets sauvages et d’orchis mordorés. J’ai paru au jour, sous l'apparence bénigne d'un chaton de deux mois. Bonnes gens ! Vous m'avez recueilli, sans savoir que vous hébergiez le dernier démon de cette Bretagne ensorcelée. "Gnome", "Poulpiquet", "Kornigaret", "Korrigan", c’est ainsi qu’il fallait me nommer, et non «Poum» ! Cependant, j'accepte pour mien ce nom parmi les hommes, parce qu'il me sied.
"Poum", le temps d'une explosion, et je suis là, jailli vous ne savez d'où. "Poum" j'ai cassé, d'un bond exprès maladroit, le vase de Chine, et "Poum!" me voilà collé, comme une pieuvre noire, au museau blanc du lévrier, qui crie avec une voix de femme battue..."Poum!" parmi les tendres bégonias prêts à fleurir, et qui ne fleuriront plus… "Poum!" Au beau milieu du nid de pinsons, qui pépiaient, confiants, à la fourche du sureau… "Poum!" dans la jatte de lait, dans l'aquarium de la grenouille, et "Poum !" enfin, sur l'un de vous.
Ce soir, tandis que le jardin arrosé sent la vanille et la salade fraîche, vous errez, épaule contre épaule, heureux de vous taire, d’être seuls, de n'entendre sur le sable, quand vous passez tous deux, que le bruit d'un seul pas...
Seuls ? De quel droit ? Cette heure m'appartient. Rentrez ! La lampe vous attend. Rendez-moi mon domaine, car rien n'est vôtre, ici, dès la nuit close. Rentrez ! ou bien "Poum!" je jaillis du fourré, comme une longue étincelle, comme une flèche invisible et sifflante.
Faut-il que je frôle et que j'entrave vos pieds, mou, velu, humide, rampant, méconnaissable?… Rentrez ! Le double feu vert de mes prunelles vous escorte, suspendu entre ciel et terre, éteint ici, rallumé là. Rentrez en murmurant : "il fait frais" pour excuser le frisson qui désunit vos lèvres et desserre vos mains enlacées. Fermez les persiennes, en froissant le lierre du mur et l'aristoloche.
Je suis le diable, et je vais commencer mes diableries sous la lune montante, parmi l'herbe bleue et les roses violacées. JE conspire contre vous, avec l'escargot, le hérisson, la hulotte, le sphinx lourd qui blesse la joue comme un caillou.
Et gardez-vous, si je chante trop haut, cette nuit, de mettre le nez à la fenêtre: vous pourriez mourir soudain de me voir, sur le faîte du toit, assis tout noir au centre de la lune .

La paix chez les bêtes de Colette 



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