dimanche 22 mars 2020

"La Panthère des neiges" de Sylvain Tesson



Une grande respiration loin de ce qu'on vit en ces moments anxiogènes. La quête du Graal animal, la quête de La Panthère des neiges qu'on annonçait disparue. Le retour à la nature, la vraie, à l'introspection.

On a l'oeil et l'expérience de Vincent Munier dont je suivais déjà le travail photographique et la poésie de Sylvain Tesson qui m'avait déjà bien fait vibrer "Dans les forêts de Sibérie". Magique !

Quelques passages délicieux ou terrassants : 

"Ce pays est un Éden. Climatisé."

"Soudain un âne sauvage. L'animal s'arrêta, aux aguets. Munier collait son oeil dans le viseur. Cette gymnastique s'apparentait à la chasse. Ni Munier ni moi n'avons l'âme tueuse. Pourquoi détruire une bête plus puissante et mieux adaptée que toi ? Le chasseur fait coup double. Il détruit un être et tue en lui-même le dépit de n'être point aussi viril que le loup ou aussi découplé que l'antilope. Pan ! Le coup part. "Enfin !", dit la femme du chasseur.
Il faut le comprendre le pauvre, il est injuste d'être bedonnant quand vaque autour de soi un peuple tendu comme l'arc. "

""J'ai beaucoup circulé, j'ai été regardé et je n'en savais rien" : c'était mon nouveau psaume et je le marmonne à la mode tibétaine, en bourdonnant. Il résumait ma vie. Désormais je saurai que nous déambulions parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles. Je m'acquittais de mon ancienne indifférence par le double exercice de l'attention et de la patience. Appelons cela l'amour. "

"Le pelage des antilopes égayait l'aridité des taches joyeuses. Blanche et grisée, plus douce qu'un cachemire, leur toison les a condamnées. Les braconniers vendaient les peaux à l'industrie textile, business planétaire. L'espèce était menacée de disparition malgré les programmes de protection gouvernementaux. La lumière auréolait les encolures, je ne chassais pas cette idée : l'une des traces du passage de l'homme sur la Terre aura été sa capacité à faire place nette. L'être humain avait résolu la question philosophique de sa nature propre : il était un nettoyeur."

""... La fourrure de ces êtres laçant et délaçant leurs courses fraternelles est destinée à finir sur les épaules d'êtres humains dont les capacités physiques sont notoirement moindres. En d'autres termes, Lucette, incapable de courir cent mètres, ne rougira jamais de porter un cache-nez en chirou."

"Marie rangea la caméra :
-Ils se battent, ils vont aux filles : la vieille histoire."

"Avant de baisser les fermetures éclair des tentes, Munier nous lança sa recommandation :
-Ne mettez pas de boules Quies, les loups vont peut-être chanter.
C'est pour entendre des phrases pareilles que je partais en voyage. Puis la Lune se leva et ne put rien pour nous, il fait -30°C sous la toile. Les rêves gelaient."

"Loups ! Ne restez pas en France, ce pays a trop de goût pour l'administration des troupeaux. Un peuple qui aime les majorettes et les banquets ne peut pas supporter qu'un chef de la nuit vaque en liberté.
Déjà les fermiers rentraient dans leur ferme distribuant des coups de pied aux mastiffs. Sur Terre, la gazelle fonce, le loup rôde, le yack roule, le vautour médite, l'antilope dégage, le pika prend la soleil et le chien paie pour tout le monde."

"Munier et Marie s'aimaient. En silence, sans transports. Lui, grand et sculptural, possédait les clefs de la lecture du monde et respectait le mystère de cette fille élastique qui ne se livrait pas. Elle, somptueuse, caoutchouteuse, mutique, admirait l'homme qui savait des secrets mais ne perçait pas les siens. C'étaient deux jeunes dieux grecs dans de beaux animaux supérieurs."

"Mon camarade ne vouait pas son amour à l'idée abstraite de l'homme mais à des récipiendaires réels  : ici, les bêtes et Marie. La chair, les os, les poils, la peau : avant les sentiments, il lui fallait quelque chose sous la main."

"L'homme s'était autoproclamé chef du politburo du vivant, s'était propulsé au sommet de l'échelle et avait imaginé une flopée de dogmes pour légitimer sa domination. Tous défendaient la même cause : lui-même. "L'homme est la gueule de bois de Dieu." disais-je. Elle n'aimait pas ces formules. Elle m'accusait de lancer des pétards inutiles."

"Il restait 5 000 panthères dans le monde. Statistiquement, on comptait davantage d'êtres humains vêtus de manteaux de fourrure."

"Je la croyais camouflée dans le paysage, c'était le passage qui s'annulait à son apparition."

"Elle baillait.
Voilà l'effet de l'homme sur la panthère du Tibet. 
Elle nous tourna le dos, s'étira, disparut.
Je rendis la lunette à Munier. C'était le plus beau jour de ma vie depuis que j'étais mort."

"-L'année dernière, raconta Minier, je désespérais de voir la panthère. J'étais en train de replier mon affût quand un grand corbeau donna l'alerte sur la crête. Je restai pour l'observer, et soudain, la panthère apparut. Le corbeau me l'avait signalée.
-Par quel étrange mouvement de l'âme en arrive-t-on à tirer dans la tête d'un être pareil? dit Marie.
-"L'amour de la nature" est l'argument des chasseurs, dit Munier.
-Faut-il laisser les chasseurs entrer au musée, dis-je.
Par amour de l'art ils lacèreraient un Vélasquez. Mais par amour d'eux-mêmes, étrangement, ils sont peu nombreux à se tirer une balle dans la bouche."

"Rencontrer un animal est une jouvence. L'oeil capte un scintillement. La bête est une clef, elle ouvre une porte. Derrière, l'incommunicable."

"L'intensité avec laquelle on se force à jouir des choses est une prière adressée aux absents. Ils auraient aimé être là. C'est pour eux que nous regardons la panthère. Cette bête, sage fugace, était le totem des êtres disparus. Ma mère emportée, la fille en allée : chaque apparition les avait ramenées."

"La complicité d'un homme avec le monde animal rend supportable le séjour dans les cimetières urbains."

"Regardez la Lune !"
Elle était pleine. "C'est le dernier monde sauvage à portée de regard."









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